Matteo Gualandi, ou le plaisir de la composition
Les trois textes qui suivent qui suivent, accompagnent un nouveau programme de résidence créé à Marseille par la Fondation Meyer, à destination de créateurs développant une pratique d’écriture dans le domaine de la littérature, du cinéma, de la musique, de la danse... Trois résidents ont été sélectionnés en 2023, en partenariat avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, la CinéFabrique de Lyon et le festival Actoral de Marseille.
L’un des trois lauréats de la résidence marseillaise, le compositeur Matteo Gualandi a proposé d’écrire une œuvre pour ensemble, s’inscrivant dans la continuation de son cycle « Archéologie de la mémoire ». Elle sera donnée à l’Ircam en janvier 2024.
Lors de son audition pour intégrer l’orchestre de l’Academia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, le futur compositeur qui a commencé la trompette à l’âge de 10 ans est tellement nerveux qu’il éclate en sanglots. On le rappelle et le rassure en disant : « On a vraiment besoin de cuivre dans l’orchestre. » Si la musique est aujourd’hui au cœur de la vie de Matteo Gualandi, elle n’a pas été comme chez nombre de musiciens un environnement où il a particulièrement baigné. Né à Rome en 1995, Matteo Gualandi appartient à une famille, « plutôt dans les arts visuels. » Son père est architecte, sa sœur aussi ; il s’était inscrit, dans les pas de son aînée, en architecture, mais s’est vite aperçu que cette discipline n’était pas pour lui. « Il y avait de la musique à la maison, se souvient-il, mais pas de classique. Mes parents écoutaient les Beatles ou la pop des années 1980, comme Talk Talk. »
S’il eut une révélation en découvrant Le sacre du printemps d’Igor Stravinsky, ou que Les planètes de Gustav Holst l’eût enivré plus jeune, il ne se met à écrire que lorsque ses copains forment un groupe de rock et chantent leurs propres morceaux. « Je m’étais dit que moi aussi, je pourrais composer. Et comme j’étais musicien d’orchestre j’ai fait de la musique orchestrale. » Son chemin vers la composition emprunte des voies hétérodoxes. Garçon de son époque et de sa génération, le jeune Matteo aimait les jeux vidéo et avoue que ces musiques accompagnant les games l’ont également marqué : « C’est très répétitif, « loopé » (en boucle), mais certaines ont des aspirations symphoniques, et toutes répondent à l’univers particulier du jeu. »
Après une formation « très académique » en Italie, et avoir tenté en vain le Conservatoire de Paris, il part à Genève étudier à la Haute École de Musique, où enseignent Michel Jarrell et Pascal Dusapin. Il y apprend à se défaire d’un certain carcan analytique et à se relier à cette partie plus sensible de lui-même. En 2020, il revient à Paris, obtient un master en composition mixte (instrumental et électronique) au Conservatoire nationale de musique et de danse de Paris et intègre l’Ircam.
L’énergie juvénile de ses premières années passées à Rome, dans le quartier Aurelio, cette extrême concentration d’enfant, que seuls permettent les enthousiasmes candides, ne l’ont pas quitté. De cette « enfance très heureuse mais traversée par des grands moments d’angoisse », il retient cette vibratile lumière parsemée de ténèbres qu’il traduit dans des compositions à la tension rigoureuse où s’éclosent toutefois des épiphanies mélodieuses. Dans Still Love Song (2018) [« Chanson d’amour immobile »], sa première œuvre de 7 minutes, pour saxophone et électronique, il a voulu « une obscurité qui s’ouvre sur un bref moment de lumière. » Et d’ajouter : « Une petite fenêtre, un petit bout de mélodie pour mon plaisir. » La joie de composer demeure ce qui doit, selon lui, motiver toute création.
Pour la résidence de la Fondation Meyer, il a choisi de travailler sur une composition qui sera jouée le 13 janvier 2024 à l’Ircam. Une œuvre intitulée « pour le moment » We Are Not the Waves [« Nous ne sommes pas les vagues »]. Elle s’inscrit dans la continuité d’un cycle
Archeologia del ricordo [« Archéologie de la mémoire »] commencé en 2020, et dont le premier pan, autour de la survivance du passé, mêlait à la musique des vidéos extraites de souvenirs familiaux. We Are Not the Waves décline le thème de la nature. Waves est à entendre au sens large d’ « ondes », ce titre provisoire, qui porte l’intention de son auteur, est une antiphrase, car Matteo Gualandi a cette vision d’un monde fait d’ondes, à l’instar d’un Lucrèce concevant l’univers comme un agrégat d’atomes en perpétuel mouvement. Mais plus que le philosophe et poète épicurien, il cite comme source d’inspiration le maître zen vietnamien Thích Nhât Hanh, dont il est féru comme de la mystique rhénane. L’abstraction n’est chez lui jamais froide, Matteo Gualandi fait sienne une musique qui met en partition la dialectique entre le cérébral et l’émotif. L’esprit toujours traverse la matière du sensible.
Sean Rose
Lucie Demange, ou le regard fluide
En résidence au Couvent de la Cômerie, à Marseille, Lucie Demange, après un documentaire sur la difficulté de sa mère à accepter son identité non-binaire, travaille sur un film autour d’un pèlerinage à Lourdes impliquant une personne queer et une personne de foi.
« Cachez cette moustache que je ne saurais voir… » la mère de Lucie Demange paraphrase la célèbre citation du Tarfuffe en maquillant l’ombre brune sur la lèvre supérieure de sa fille dans Quitter Chouchou (2023, 28 min), le film documentaire réalisé par ladite fille moustachue. Dans la comédie de Molière, la tirade se poursuit : « … Par de pareils objets, les âmes sont blessées / Et cela fait venir de mauvaises pensées. » De mauvaises pensées la mère de Lucie n’en a aucune, seulement des regrets. Elle aurait tant aimé que sa fille fût autrement, c’est-à-dire fille. Fille, telle qu’elle s’imagine qu’une fille doit être. Or Lucie Demange a plutôt l’air d’un garçon, gracile, certes, mais lorsqu’on vous la présente, se tient devant vous un jeune homme élancé, de son époque, vêtu de noir, davantage l’allure d’un skateur que d’une ballerine. Quand les gens s’étonnent d’un prénom féminin pour un garçon, Lucie aurait envie de leur répondre « laissez tomber… » mais elle bredouille à la place de vagues explications sur le choix excentrique des parents. Le prénom, d’accord, on l’appelle comme elle a toujours été appelée, quid du pronom ? Faut-il dire « il », « elle », « iel » ? « Le pronom, je m’en fous, dit-elle, la vraie question pour moi c’est l’homosexualité L’acceptation des personnes LGBTQI + dans la société, la lutte contre les discriminations »… Les préjugés d’antan sont-ils toujours présents ? Elle a joué dans la première création du collectif queer Fléau social L’homosexualité, ce douloureux problème, « spectacle festif et immersif croisant documents d’archives et écriture de plateau ». Le titre est un clin d’œil ironique à une émission de RTL enregistrée en public le 10 mars 1971, où des militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) firent irruption dans le salle Pleyel où devait se tenir ce « débat de société ».
Fluide Lucie Demange ne l’est pas que dans son genre, elle l’est également dans ses activités. La lauréate de la Fondation Meyer, à Marseille, a plusieurs cordes à son arc. Avant la CinéFabrique, l’École nationale supérieure de cinéma de Lyon, où elle se forme au film documentaire, elle s’était passionnée pour le jeu d’acteur et suit des cours de théâtre au conservatoire Massenet de Saint-Etienne. Lucie est à l’aise aussi bien sur les planches que derrière la caméra. Elle participe à plusieurs projets de courts-métrages, au cadre, comme chef opérateur, comme réalisatrice, actrice. Depuis 2020, elle chante et compose pour Les poulets sans têtes, son « groupe de drama rock », à l’énergie rugueuse et électrique, rappelant le rock alternatif des années 1980… Cum grano salis, toujours. L’humour est un trait de personnalité de la créative polymorphe, née à Valence en 1995 qui parvient à désamorcer des sujets aussi délicats que celui de rapport mère-fille à travers le film susmentionné, le premier réalisé seule. Quitter Chouchou, après Sainté capitale des queers un film de 35 minutes coécrit et coréalisé en 2020, obtient le Prix du public au Cinéma du réel, à Paris en 2023.
Dans Quitter Chouchou, la séparation de la mère de Lucie d’avec son compagnon, le surnommé Chouchou, est l’occasion pour cette quinquagénaire de faire le point sur sa vie.
Mais ne pas se fier au titre. Ce documentaire est en vérité le moyen pour la réalisatrice d’interroger le rapport mère-fille et la difficulté de cette mère à accepter une fille dont l’identité de genre n’est pas normée. Des images de la Lucie d’alors encore en jupe que la mère visionne avec nostalgie au spectacle que lui offre la Lucie queer d’aujourd’hui en chantant Ma préférence à moi de Julien Clerc, le film entremêle les questionnements de l’intime aux réflexions sur le corps social, et ce qui l’entrave chez l’individu.
Pour sa résidence dans la cité phocéenne, Lucie Demange propose d’écrire un film sur un pèlerinage à Lourdes que ferait une croyante invalide accompagnée d’une personne queer.
Quoique d’un milieu pas franchement religieux, elle avoue avoir « toujours été attirée par le
catholicisme » : « Plus jeune, j’adorais le côté mystique des cathédrales, des vitraux, des
icônes. » Loin de toutes catégorisations réductrices et refusant les « confrontations frontales », ou le ricanement cynique, Lucie imagine cette improbable aventure humaine dans la « Las Vegas des catholiques », où une bénévole trans se retrouve à prendre soin d’une croyante percluse d’arthrite. En écrivant ce projet, la réalisatrice se rend compte qu’il a évolué, mais, assure-t-elle, « ça passe toujours à Lourdes. »
Elitza Gueorguieva, ou la langue en jeu
L’une des trois lauréates de la résidence marseillaise, l’écrivaine, réalisatrice et performeuse d’origine bulgare Elitza Gueorguieva a proposé d’écrire une fiction autour de l’identité à la suite de sa naturalisation en 2022.
En Bulgarie, avant la chute du Mur de Berlin, la mère d’Elitza Gueorguieva présentait à la télévision un programme de société, sorte d’équivalent en France, de l’émission « 7 sur 7 » animée par Anne Sinclair dans les mêmes années. En dictature communiste, on n’y discutait bien sûr pas explicitement de politique comme sur ledit plateau télévisé français mais les micros-trottoirs réalisés pour ce rendez-vous télévisuels de grande écoute étaient l’occasion d’allusions critiques à l’égard du régime sous forme de dialogues pouvant se révéler assez loufoques. Une fois, l’intervieweuse demande à une dame sur un banc comment elle réagirait si les Martiens débarquaient. Et la dame de répondre, impavide, que les Martiens étaient sans doute des gens comme nous et qu’il n’y aurait aucune raison de mal les accueillir. Dans la référence aux gens de la Planète rouge, il fallait entendre gens de l’Ouest… Et puis le Mur est tombé, l’émission de la mère d’Elitza Gueorguieva a continué quelque temps, dégagée de l’étau de la censure, et attestant les mutations d’une société assoiffée de liberté. En 1989 Elitza a 7 ans. Depuis l’an 2000 la jeune autrice et réalisatrice vit et travaille en France où elle se consacre à des projets de cinéma, d’écriture et de performances. Son « grand-père communiste émérite », sa mère vedette du petit écran subrepticement subversive, ce monde adulte officiel qui prônait le modèle soviétique et l’utopie des lendemains qui chantent en prenant pour icône Youri Gagarine, le premier humain à aller dans l’espace… Cette période liée à sa prime enfance passée derrière le rideau de fer n’a cessé de l’inspirer, comme ces années de transition du pays vers la démocratie. Elle réalise un film documentaire à partir d’archives de l’émission de sa mère, Chaque mur est une porte qui décroche la Mention spéciale du Prix de l’Institut français au Cinéma du réel et remporte le Prix des Jeunes aux Escales documentaires de La Rochelle. Elle signe Les cosmonautes ne font que passer (Verticales, 2016) qui lui vaut le Prix André Dubreuil du premier roman de la Société des gens de lettres. Elle y racontait une jeunesse bulgare à travers une narratrice qu’on suivait de l’enfance jusque dans ses turbulentes années d’adolescence – de son rêve de devenir cosmonaute comme Gagarine jusqu’à sa découverte de Kurt Cobain et la musique grunge. Ces deux expériences d’écriture littéraire et documentaire, entremêlées, engendrent l’idée d’une performance Youri Gagarine n’est pas une cantatrice sous forme de conférence teintée d’absurde.
Entre fébrilité créatrice et perfectionnisme volontaire, et vibrant de la même énergie punk de la scène underground de Sofia, Elitza Gueorgieva n’oublie jamais l’humour. Avant le cinéma qu’elle étudie à Lyon, elle désirait faire du théâtre. Elle conserve ce quelque chose de la comédienne. Être acteur c’est mettre en pratique le rapport du corps au langage, et inversement. Chez elle, le corps est, au demeurant, un médium, à travers des performances réalisées en festival, comme « Actoral » à Marseille, ou encore « Extra ! » au Centre Pompidou. Le français, langue étrangère qu’elle avait apprise à l’école en Bulgarie, est devenue son idiome d’écrivaine. Quoiqu’elle le maîtrise parfaitement, ce décalage consubstantiel au fait qu’elle n’est pas une locutrice native crée naguère des quiproquos et aujourd’hui une distance, à la fois linguistique et esthétique. De ces écarts assumés elle s’amuse à en déplier les ressorts narratifs. Son deuxième roman, L’Odyssée des Filles de l’Est, qui paraît aux éditions Verticales en janvier 2024, s’inspire de son expérience d’interprète du bulgare, lorsqu’elle prêtait main forte aux associations s’occupant de prostituées venant d’Europe de l’Est.
Lauréate de la résidence marseillaise, Elitza Gueorguieva est en cours d’écriture de sa troisième fiction autour de l’identité, question qui a surgi de manière aiguë à la suite de sa naturalisation en 2022. La romancière s’inscrit toujours dans une démarche artistique « à partir du réel ». « Je réfléchis depuis longtemps, explique-t-elle, à faire un projet à partir de protocoles administratifs, tout en les dépassant pour convoquer la part d’intime qu’ils cachent et qu’ils révèlent. » Quittant son pays natal et sa langue maternelle pour la France et le français, elle déploie par le truchement de son œuvre un regard d’une singularité cocasse sur cet effort de traduction de son individualité dans le langage commun et l’espace partagé. Dorénavant pleinement citoyenne de sa nation d’adoption, Elitza Gueorguieva est le Persan de Montesquieu devenu français, qui n’en garde pas moins son œil aiguisé, toujours encore un peu étranger en son propre pays.
Musique pour tous
Compositeur et chef d’orchestre à la carrière internationale, Bruno Mantovani a été directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris de 2010 à 2019.
Les préjugés ont la vie dure. Il n’est pas rare d’entendre dire que la musique classique ne s’adresse qu’aux happy few – elle serait élitiste, au sens où elle ne serait réservée qu’à une catégorie sociale privilégiée. Compositeur et chef d’orchestre reconnu, Bruno Mantovani, qui dirige aujourd’hui le conservatoire à rayonnement régional de Saint- Maur-des-Fossés, l’Ensemble orchestral contemporain de Saint-Étienne et qui est également directeur artistique du festival Printemps des arts de Monte-Carlo, s’inscrit en faux contre cette idée reçue qui, à son grand dam, est parfois entretenue « pour des raisons démagogiques ». Celui qui fut à la tête du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris durant trois mandats consécutifs (2010-2019) rappelle que quasi un tiers des élèves y sont boursiers. Lui-même est l’incarnation de cette « culture élitaire pour tous », pour reprendre la formule d’Antoine Vitez poursuivant l’idée de son complice du Théâtre national populaire (TNP) Jean Vilar d’un « théâtre pour tous ».
Né en 1974 en banlieue parisienne, Bruno Mantovani grandit à Perpignan. Il est de milieu modeste. Son père né à Toulouse est d’origine italienne, issu de l’immigration économique transalpine venue en France dans les années 1930-1940, sa mère native de Pamiers en Ariège (« la ville de Gabriel Fauré, un compositeur qui a beaucoup compté dans mon œuvre ») est d’ascendance espagnole – des républicains ayant fui le franquisme en 1936. La musique qu’on écoute chez les Mantovani n’est pas ladite « grande » musique, mais « la bonne variété, comme Claude Nougaro » ; Bruno développe, quoi qu’il en soit, très tôt un goût pour le son, ce dont se rendent compte ses parents qui l’inscrivent au Conservatoire de Perpignan à l’âge de six ans. S’il commence par le piano, c’est la percussion qui sera le révélateur. « J’entre de plain-pied sans le savoir dans la modernité, dit-il en souriant à la douce ironie du hasard, car le répertoire de la percussion est aussi celui de la musique contemporaine » – musique dont il est aujourd’hui l’un des insignes hérauts, avec des œuvres pour orchestre (Time Stretch (on Gesualdo)) ou pour ensemble (Cadenza n°1 et 2) ou encore des opéras (Akhmatova). Vers 13 ans, grâce à Serge Lazarevitch venu enseigner le jazz au conservatoire de Perpignan, Bruno Mantovani découvre l’improvisation et donne libre cours à son « désir de sortir de la partition » ; deux ans plus tard s’ouvre une classe de composition électro-acoustique confiée à Christophe Maudot.
C’est décidé, Bruno ne sera pas interprète, mais compositeur. La suite est un parcours sans faute. Monté à Paris pour intégrer le conservatoire, il y apprend la composition et l’analyse musical mais comme « malgré ma technicité, à 20 ans, je sentais qu’il me manquait encore quelque chose – cette grande histoire de la musique », il suit donc les cours de musicologie de Remy Stricker. Son cursus complété, l’honnête homme musical est très vite repéré par la critique et la presse. Les années 2000 le voient décoller, les commandes s’enchaînent : « J’ai eu la chance de vivre de ma plume pendant dix ans. Quelque part je voudrais rendre ce qui m’a été donné. » Fournir des moyens matériels, bien sûr – comme le fait la Fondation Meyer à travers son programme de bourses – mais aussi fourbir les armes de la persévérance. Ce sens de l’effort qui est demandé à n’importe quel athlète de haut niveau, Bruno Mantovani l’exige de ses élèves. En revanche, le directeur du conservatoire est fort conscient que d’aucuns, doublement méritants car peu aidés au départ, loin de leur famille, ou originaires de pays au niveau de vie moins élevé que la France ou de région française défavorisée, auraient besoin d’un coup de pouce dans leurs études et leur carrière naissante. Une vision qu’il a partage avec Vincent Meyer et qu’il a pu, auprès de ce dernier, développer « en multipliant les projets et les aides sociales. » Ainsi déploie-t- il sa conception alliant exigence et solidarité. S’il garde le concert, il supprime les « avant-scènes » – le concours qui met en concurrence les élèves car Mantovani goûte peu l’esprit de compétition qui le sous-tend. L’émulation bien ordonnée commence par soi, il faut surtout se surpasser soi-même.…
Aide pour l’achat d’un instrument ou pour payer une master class, ou simplement pour pallier le coût de la vie à Paris… Les bourses permettent aux élèves qui en ont besoin d’étudier dans une forme de sérénité, mais comme nul n’est à l’abri de l’infortune, Bruno Mantovani instaure un « coussinet » une aide d’urgence, qu’on pourra allouer en cours d’année à celle ou celui qui ne s’était pas vu initialement attribuer de bourse mais dont le décès d’un proche ou un accident de parcours aura bouleversé la situation. Il poursuit la politique d’enregistrements des interprétations des élèves – quand Mantovani part de la direction il peut s’enorgueillir de 110 enregistrements, dont certains sont édités dans un cadre professionnel. Il étend la promotion du Conservatoire national supérieur de musique également à travers la publication d’ouvrages musicaux, qui deviennent le fond d’une maison d’édition. Pour les 20 ans de la Fondation Meyer, il organise un concert où jouent tous les boursiers : « À cette occasion une salle a été nommée en l’honneur de Vincent. » Élu en 2017 à l’Académie des Beaux-Arts, Bruno Mantovani a prouvé et prouve encore que « le sublime est accessible à tout le monde », du moment qu’on donne les moyens à chacun d’y accéder.
Sean Rose
L’excellence française dans la recherche
Le siècle aura beau lui préférer d’autres modes d’expressions plastiques : La vérité en science n’est pas tant une révélation qu’un chemin. Cette voie qu’arpente le scientifique et le long de laquelle il glane le fruit de ses recherches n’est pas un itinéraire préétabli, chaque avancée n’est qu’une étape vers une autre étape dans l’approfondissement de son champ. Un chercheur, comme son nom l’indique, n’a de cesse que sa quête se poursuive. Aussi, ces hommes et femmes voués à la recherche, dussent-ils avoir fait une géniale découverte, ne sauraient-ils se contenter de lauriers qui couronneront d’autres succès que les leurs après eux. Or se souvient le co-fondateur du Laboratoire de physique théorique à l’École normale, Jean Iliopoulos, avant que l’Institut de Physique théorique Philippe Meyer soit créé par Vincent Meyer, à la mémoire de son père, ancien directeur de thèse du physicien grec : « Il n’existait pas en France de bourses de recherches postdoctorales à proprement parler. Et c’était le souhait profond de Philippe Meyer qu’il y ait un pôle d’excellence français. » Car si la formation était bonne en France, l’attractivité n’était pas au rendez-vous pour accueillir des jeunes scientifiques étrangers désireux de faire de la recherche au pays de Pierre et Marie Curie.
La recherche postdoctorale, à peine financée par l’État, ne l’était pas plus par le secteur privé. En France, le mécénat, fréquent dans le domaine des arts, était totalement absent dans celui des sciences pures – les mathématiques, ou la physique. Le véritable mécénat scientifique, « de l’argent pour la recherche et uniquement pour la recherche, et non pas dans l’attente d’un retour sur investissement comme c’est le cas des sciences appliquées soutenues par l’industrie », ne s’inscrivait pas dans la tradition hexagonale. En 2011 naît la première fondation partenariale scientifique. Ce partenariat entre un organisme public et une fondation privée, en l’espèce l’École normale supérieure et la Fondation Meyer, allait, selon le vœux du défunt mécène éponyme de l’institut de Physique théorique, « créer les conditions pour qu’un jeune très doué puisse devenir autonome afin de se consacrer pleinement à ses recherches », à l’instar du système américain où les postes postdoctoraux sont monnaie courante. Jean Iliopoulos rappelle comment se déroule le parcours d’un chercheur : « Dans la première étape on pose à l’étudiant un problème qu’il doit résoudre, et dont nous, les enseignants, connaissons la réponse ; s’il la trouve il obtient son diplôme. Pour sa thèse on pose de nouveau au doctorant un problème, mais cette fois nous non plus ne connaissons pas la réponse. S’il la trouve, il obtient sa thèse. Pour la partie postdoctorale, quasi-inconnue en France avant 2011, le chercheur démontrera qu’il est capable de formuler lui-même un problème qu’il devra résoudre. » Dans la plupart de cas en France, un jeune chercheur après sa thèse qui reçoit une bourse postdoctorale est obligé de travailler dans un programme scientifique fixe. Il n’a pas la liberté de choisir lui-même ses problèmes. Une manière d’obligation de résultat susceptible d’entraver la spéculation créative du chercheur et qui contredit l’esprit même de la recherche.
Et le membre de l’Académie des sciences spécialiste de la physique des particules d’expliquer l’idée originelle de Philippe Meyer : « Avec cette dotation non seulement le chercheur pourrait désormais vivre (se loger à Paris, etc.), mais une liberté totale lui était garantie dans son travail : il n’avait pas besoin d’en produire une quelconque preuve. » Jean Ilioupolos précise que, de toutes façons, il est dans l’intérêt du boursier de publier afin de rendre visibles ses efforts d’investigation et promouvoir ses thèses. Depuis la mise en place des chaires postdoctorale au sein de l’Institut de Physique théorique Philippe Meyer, avec deux candidats sélectionnés chaque année, ce sont une vingtaine de physiciens qui ont pu bénéficier d’un vrai mécénat scientifique. La plupart, comme le souligne Jean Ilioupolos, sont devenus d’éminents physiciens « de renommée internationale », et tous, par leur truchement et chacun à sa manière, ont contribué à faire rayonner la France comme pays de l’excellence scientifique.
Sean Rose
Pierre Bonnard, Le Cannet, une évidence.
Le siècle aura beau lui préférer d’autres modes d’expressions plastiques : la sculpture, la photographie… Marcel Duchamp aura beau taxer cet art de « rétinien » et préférer le readymade. Bonnard reste fidèle à la peinture. Et quelle peinture ! Capture des couleurs du temps et des vibrations du bonheur, sa palette unique attrape comme par enchantement les joies furtives et la mélancolie tenace que baigne la lumière d’« un invincible été »… Si Bonnard n’a pas toujours été considéré à la hauteur de son génie, comme ses géants contemporains que sont Picasso et Matisse, d’aucuns ne s’y trompèrent pas. Matisse, ami de l’homme et admirateur de son travail, en découvrant dans un Cahier d’art de 1947 un article assassin de Christian Zervos, intitulé « Bonnard est-il un grand peintre ? », répond d’un coup de crayon outré à même la revue et assène un grand « Oui ! ». Balthus le considérait même plus grand que Matisse. Le critique Jean Clair n’a de cesse qu’il soit réhabilité, à travers ses essais, notamment sa contribution au catalogue de l’exposition Bonnard du Centre Pompidou en 1984 « Les aventures du nerf optique ».
À la fois lucide et ironique sur l’obsolescence annoncée de son métier, Pierre Bonnard sert « cette passion périmée de la peinture » jusqu’au dernier souffle, qu’il rend sous le ciel de Méditerranée, dans cette petite ville de bord de mer, qu’il visitait régulièrement depuis le début des années 1920, et où il s’installa définitivement en 1939 : Le Cannet.
« Pierre Bonnard, Le Cannet une évidence » pour reprendre le titre de l’exposition du musée qui porte son nom, sous la houlette de sa directrice Véronique Serrano… Et pourtant faire un musée dédié à Bonnard sur ce coin de Côte d’Azur n’avait rien au départ de si évident, n’eût été la détermination de trois personnes : la députée Michèle Tabarot naguère adjointe à la culture puis élue maire de la ville qui eut l’ambition pour Le Cannet du projet qu’elle fait voter en 2003, Françoise Cachin à la tête des musées de France et le mécène Philippe Meyer qui avait un goût particulier pour la peinture. Pour soutenir la gageure, il fallait un lieu – la ville l’avait trouvé : un ancien hôtel Belle Époque dont les travaux de réfection et d’extension seront confiés au cabinet d’architectes Ferrero & Rossi – mais aussi des œuvres ! « Françoise Cachin qui aimait beaucoup Bonnard, témoigne Véronique Serrano, a soutenu assez rapidement le projet ; elle en a parlé à son ami Philippe Meyer qui a décidé à son tour d’apporter son soutien en achetant un premier tableau qu’il a offert à l’État pour qu’il soit déposé au musée Bonnard quand il serait ouvert. Ce geste fort de la part d’un grand mécène a probablement pesé lourd dans le soutien officiel de la direction des musées pour décréter que le musée Bonnard pouvait recevoir l’appellation “musées de France”. »
L’ouverture officielle a lieu le 25 juin 2011 en présence du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. « avec une exposition mettant logiquement en avant ce qui avait prédisposé à sa création : « Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée » « En quatre mois le musée a reçu 53000 visiteurs, un vrai succès ! » rappelle non sans fierté la directrice, anciennement conservatrice du Musée Cantini à Marseille.
À la disparition de Philippe Meyer, son fils reprend le flambeau de ce soutien au Musée Bonnard. « En 2008, par exemple, raconte Véronique Serrano, Vincent Meyer choisit d’acheter aux enchères chez Christie’s à Londres un grand tableau de Bonnard peint en 1925 pour l’hôtel particulier de Bernard Reichenbach à Paris qui avait quitté le territoire français depuis la guerre. Il réalise cet achat en mémoire de son père. Vincent l’a donné à l’État pour les collections du musée Bonnard dès son ouverture en 2011 ce qui explique que ce soit un dépôt du musée d’Orsay, mais un dépôt somme toute un peu spécial. Cette magistrale Vue du Cannet est désormais une des œuvres clefs de nos collections, par son sujet mais aussi par ses dimensions. »
La collection continue de s’enrichir. Et la directrice du musée d’en témoigner : « Régulièrement en relation avec Vincent, je l’ai contacté en 2013 parce que passait en vente à Londres un des Amandiers de Bonnard en pensant que cela pourrait l’intéresser. Il était enthousiaste de ce projet d’acquisition et a proposé de participer pour moitié avec le musée. On se donne rendez-vous à Londres le jour de la vente sauf qu’une heure avant le départ je ne peux prendre l’avion, Vincent se rend donc seul à la vente au nom du musée et emporte l’acquisition. Il offre finalement la totalité de l’achat de ce tableau qui devient à son tour l’une des pièces fameuses et plébiscitée de nos collections. Vincent m’a avoué ensuite qu’il avait voulu l’acheter pour lui – parce qu’il aime les arbres et Bonnard – avant que je ne le sollicite. »
Alors, oui, Bonnard, Le Cannet : une évidence, ou plutôt une double évidence. Pour l’artiste qui fraya à ses débuts avec les Nabis auxquels il est d’abord assimilé, il y a un avant et un après Le Cannet : c’est là que se révèle à lui-même son idiosyncrasie picturale faite de jaune, d’orange, de rose chatoyants, de touches de bleu profond propre à la Méditerranée… Pour le visiteur qui dessille le regard. Se déploient ainsi grâce aux tableaux de Bonnard – car c’est un grand peintre ! – la beauté intime des paysages, de la nature, mais aussi le charme des meubles et des objets qu’enveloppent la tendresse discrète ou l’ennui calme du quotidien.
L’atelier au mimosa [hiver 1939, hiver 1946], ou L’amandier en fleurs [vers 1930], susmentionné, comme tant d’œuvres peintes au Cannet, sont d’une magie qui dévoile la vérité du soleil du Midi, et de midi – le plein jour de la vie qui palpite et s’en va. Il y a quelque chose de japonais chez Bonnard – « le Nabi très japonard » disait de lui le critique d’art et galeriste Félix Fénéon. Mais pas tant par le motif des arbres aux sublimes floraisons que l’esprit même de l’esthétique japonaise : la gémellité du beau et de la mort. Le soleil est coruscant et la tristesse est une imperceptible brume. Chanter la beauté du moment, car la beauté n’a qu’un moment. Et comme l’écrit Bonnard dans l’un de ses carnets : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux. »
Sean Rose
Cette rencontre entre deux mondes
« Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent, » écrit Simone Weil dans l’Iliade ou le poème de la force. « Où la pensée n’a pas de place, poursuit la philosophe, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. » Si l’Iliade est le chant de la victoire des Grecs sur les Troyens, ces derniers n’en sont pas moins des héros de l’épopée homérique. Et l’humanité défaite d’être l’appel à la dignité de l’humain, quel qu’il soit.
Pour son projet de spectacle faisant jouer des détenus, et qui s’inscrivait dans le cadre d’un programme de déradicalisation, Luca Giacomoni avait tout d’abord pensé à Hamlet de Shakespeare. Mais lorsqu’il se rend au centre pénitentiaire de Meaux, face à ses futurs comédiens, c’est le poème de la guerre de Troie qui lui vient à l’esprit : « J’ai eu l’impression d’être en présence de guerriers. Ces corps fatigués, ces visages usés par la vie, par l’enfermement… j’ai senti qu’ils étaient les bonnes personnes pour porter la parole d’Homère, pour incarner ce double geste fondateur de l’imaginaire européen : une guerre et un voyage – partir se battre pour protéger ce qui nous est cher et rentrer à la maison, au pays, dire enfin : “voici ma vraie patrie.” »
Milieu pénitentiaire, hôpital psychiatrique, maison de retraite, foyer de réfugiés… le metteur en scène né en 1976 à Lugo en Émilie-Romagne a toujours eu à cœur d’explorer ces espaces « hors des quatre murs d’une salle plongée dans le noir. » Après sa maîtrise de philosophie à Bologne, Luca Giacomoni s’inscrit dans une école de théâtre parisienne. Cet enseignement, trop formaté à son goût, le déçoit. Il écrit à ses « maîtres à penser » : Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Yoshi Oïda… Tous lui répondent mais c’est le conseil de Brook qu’il suivra au pied de la lettre. Formez un groupe, l’exhorte le théoricien de l’espace vide, allez sur la place publique, allez chercher le théâtre partout, et là où on ne l’attend pas. « Le théâtre commence en dehors du théâtre. J’ai poussé loin cette recherche et je suis arrivé à la détention. Mon travail sur l’Iliade a débuté à ce moment-là » L’aventure aboutit à une représentation de dix d’heures au Théâtre Paris-Villette (1)… Basée sur le texte d’Alessandro Barrico (2), l’Iliade de Luca Giacomoni mêle sur scène non-professionnels et professionnels. Le drame des Achéens et des Troyens happés par le vertige de la violence s’y déploie à travers une écriture théâtrale à la fois physique et stylisée, le pathos y est canalisé par le verbe poétique et une mise en scène proche de la chorégraphie. « Tout est enraciné dans le corps, explique celui qui n’a pas oublié ses études de philosophie et a gardé un intérêt certain pour la phénoménologie. « Mes recherches sur Merleau-Ponty sont encore là. Dans mon approche, tout part du sensible, du corps, et non des mots. Le jeu émerge d’un comportement issu de l’ordinaire : ça commence par quelque chose d’organique - un contact avec le sol, avec soi-même, avec l’autre, avec l’espace. Quand ce corps commence à se libérer du carcan du quotidien, quelque chose devient possible à l’intérieur d’un groupe, c’est seulement quand cette confiance-là s’est installée dans le collectif que peut advenir le texte. »
C’est que toute la singularité de la pièce tient à l’essence même du projet : le travail avec les détenus. « La plupart d’entre eux ne sont jamais entrés dans une salle de spectacle, ils apportent une fraîcheur comme un certain rapport à la honte. » Lors des premières répétitions, Luca Giacomoni se souvient lorsque il fallait qu’un personnage se mette à genoux, de leur refus de jouer la scène. Vision de la masculinité, sentiment qu’un homme à terre est indigne… il fallait qu’ils voient des professionnels le faire pour vaincre leur réticence et, par le jeu, peut-être apprendre qu’un vaincu n’en est pas moins homme ; que, par-delà le stigmate de l’opprobre, l’humilié porte en lui l’image d’un infini infiniment digne… Inversement, les comédiens rompus aux techniques de la scène ont pu au contact des amateurs se défaire d’une grammaire parfois oublieuse de la spontanéité du jeu et ainsi recouvrer ce qui est vivant dans le spectacle dit vivant.
« Cette rencontre entre ces deux mondes, entre les non-professionnels, les détenus, et les comédiens professionnels, une chanteuse, les musiciens, est ce pour quoi je fais du théâtre. Quand il crée cet espace, ce pont entre deux univers très éloignés l’un de l’autre, le théâtre incarne réellement ce que faire société veut dire. »
Cela étant, l’exigence formelle est primordiale chez le metteur en scène de cette Iliade vibrante de vérité et Luca Giacomoni se défend de faire du « théâtre social ». Pour lui, le théâtre est avant tout écriture, et partant poésie. La poésie n’a nul besoin d’être engagée.
Qu’elle existe, qu’elle ait droit de cité, est en soi politique.
(1) Iliade, d’après Homère et Alessandro Barrico, au Théâtre Paris-Villette, 2016
(2) Homère, Iliade, d’Alessandro Barrico (éd. Albin Michel, 2006), texte initialement écrit pour la lecture, a été à son tour adapté aux besoins de la scène avec des ajouts extraits de l’original grec traduit par Pierre Judet de la Combe.
Sean Rose