« Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent, » écrit Simone Weil dans l’Iliade ou le poème de la force. « Où la pensée n’a pas de place, poursuit la philosophe, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. » Si l’Iliade est le chant de la victoire des Grecs sur les Troyens, ces derniers n’en sont pas moins des héros de l’épopée homérique. Et l’humanité défaite d’être l’appel à la dignité de l’humain, quel qu’il soit.
Pour son projet de spectacle faisant jouer des détenus, et qui s’inscrivait dans le cadre d’un programme de déradicalisation, Luca Giacomoni avait tout d’abord pensé à Hamlet de Shakespeare. Mais lorsqu’il se rend au centre pénitentiaire de Meaux, face à ses futurs comédiens, c’est le poème de la guerre de Troie qui lui vient à l’esprit : « J’ai eu l’impression d’être en présence de guerriers. Ces corps fatigués, ces visages usés par la vie, par l’enfermement… j’ai senti qu’ils étaient les bonnes personnes pour porter la parole d’Homère, pour incarner ce double geste fondateur de l’imaginaire européen : une guerre et un voyage – partir se battre pour protéger ce qui nous est cher et rentrer à la maison, au pays, dire enfin : “voici ma vraie patrie.” »
Milieu pénitentiaire, hôpital psychiatrique, maison de retraite, foyer de réfugiés… le metteur en scène né en 1976 à Lugo en Émilie-Romagne a toujours eu à cœur d’explorer ces espaces « hors des quatre murs d’une salle plongée dans le noir. » Après sa maîtrise de philosophie à Bologne, Luca Giacomoni s’inscrit dans une école de théâtre parisienne. Cet enseignement, trop formaté à son goût, le déçoit. Il écrit à ses « maîtres à penser » : Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Yoshi Oïda… Tous lui répondent mais c’est le conseil de Brook qu’il suivra au pied de la lettre. Formez un groupe, l’exhorte le théoricien de l’espace vide, allez sur la place publique, allez chercher le théâtre partout, et là où on ne l’attend pas. « Le théâtre commence en dehors du théâtre. J’ai poussé loin cette recherche et je suis arrivé à la détention. Mon travail sur l’Iliade a débuté à ce moment-là » L’aventure aboutit à une représentation de dix d’heures au Théâtre Paris-Villette (1)… Basée sur le texte d’Alessandro Barrico (2), l’Iliade de Luca Giacomoni mêle sur scène non-professionnels et professionnels. Le drame des Achéens et des Troyens happés par le vertige de la violence s’y déploie à travers une écriture théâtrale à la fois physique et stylisée, le pathos y est canalisé par le verbe poétique et une mise en scène proche de la chorégraphie. « Tout est enraciné dans le corps, explique celui qui n’a pas oublié ses études de philosophie et a gardé un intérêt certain pour la phénoménologie. « Mes recherches sur Merleau-Ponty sont encore là. Dans mon approche, tout part du sensible, du corps, et non des mots. Le jeu émerge d’un comportement issu de l’ordinaire : ça commence par quelque chose d’organique - un contact avec le sol, avec soi-même, avec l’autre, avec l’espace. Quand ce corps commence à se libérer du carcan du quotidien, quelque chose devient possible à l’intérieur d’un groupe, c’est seulement quand cette confiance-là s’est installée dans le collectif que peut advenir le texte. »
C’est que toute la singularité de la pièce tient à l’essence même du projet : le travail avec les détenus. « La plupart d’entre eux ne sont jamais entrés dans une salle de spectacle, ils apportent une fraîcheur comme un certain rapport à la honte. » Lors des premières répétitions, Luca Giacomoni se souvient lorsque il fallait qu’un personnage se mette à genoux, de leur refus de jouer la scène. Vision de la masculinité, sentiment qu’un homme à terre est indigne… il fallait qu’ils voient des professionnels le faire pour vaincre leur réticence et, par le jeu, peut-être apprendre qu’un vaincu n’en est pas moins homme ; que, par-delà le stigmate de l’opprobre, l’humilié porte en lui l’image d’un infini infiniment digne… Inversement, les comédiens rompus aux techniques de la scène ont pu au contact des amateurs se défaire d’une grammaire parfois oublieuse de la spontanéité du jeu et ainsi recouvrer ce qui est vivant dans le spectacle dit vivant.
« Cette rencontre entre ces deux mondes, entre les non-professionnels, les détenus, et les comédiens professionnels, une chanteuse, les musiciens, est ce pour quoi je fais du théâtre. Quand il crée cet espace, ce pont entre deux univers très éloignés l’un de l’autre, le théâtre incarne réellement ce que faire société veut dire. »
Cela étant, l’exigence formelle est primordiale chez le metteur en scène de cette Iliade vibrante de vérité et Luca Giacomoni se défend de faire du « théâtre social ». Pour lui, le théâtre est avant tout écriture, et partant poésie. La poésie n’a nul besoin d’être engagée.
Qu’elle existe, qu’elle ait droit de cité, est en soi politique.
(1) Iliade, d’après Homère et Alessandro Barrico, au Théâtre Paris-Villette, 2016
(2) Homère, Iliade, d’Alessandro Barrico (éd. Albin Michel, 2006), texte initialement écrit pour la lecture, a été à son tour adapté aux besoins de la scène avec des ajouts extraits de l’original grec traduit par Pierre Judet de la Combe.
Sean Rose