L’une des trois lauréates de la résidence marseillaise, l’écrivaine, réalisatrice et performeuse d’origine bulgare Elitza Gueorguieva a proposé d’écrire une fiction autour de l’identité à la suite de sa naturalisation en 2022.
En Bulgarie, avant la chute du Mur de Berlin, la mère d’Elitza Gueorguieva présentait à la télévision un programme de société, sorte d’équivalent en France, de l’émission « 7 sur 7 » animée par Anne Sinclair dans les mêmes années. En dictature communiste, on n’y discutait bien sûr pas explicitement de politique comme sur ledit plateau télévisé français mais les micros-trottoirs réalisés pour ce rendez-vous télévisuels de grande écoute étaient l’occasion d’allusions critiques à l’égard du régime sous forme de dialogues pouvant se révéler assez loufoques. Une fois, l’intervieweuse demande à une dame sur un banc comment elle réagirait si les Martiens débarquaient. Et la dame de répondre, impavide, que les Martiens étaient sans doute des gens comme nous et qu’il n’y aurait aucune raison de mal les accueillir. Dans la référence aux gens de la Planète rouge, il fallait entendre gens de l’Ouest… Et puis le Mur est tombé, l’émission de la mère d’Elitza Gueorguieva a continué quelque temps, dégagée de l’étau de la censure, et attestant les mutations d’une société assoiffée de liberté. En 1989 Elitza a 7 ans. Depuis l’an 2000 la jeune autrice et réalisatrice vit et travaille en France où elle se consacre à des projets de cinéma, d’écriture et de performances. Son « grand-père communiste émérite », sa mère vedette du petit écran subrepticement subversive, ce monde adulte officiel qui prônait le modèle soviétique et l’utopie des lendemains qui chantent en prenant pour icône Youri Gagarine, le premier humain à aller dans l’espace… Cette période liée à sa prime enfance passée derrière le rideau de fer n’a cessé de l’inspirer, comme ces années de transition du pays vers la démocratie. Elle réalise un film documentaire à partir d’archives de l’émission de sa mère, Chaque mur est une porte qui décroche la Mention spéciale du Prix de l’Institut français au Cinéma du réel et remporte le Prix des Jeunes aux Escales documentaires de La Rochelle. Elle signe Les cosmonautes ne font que passer (Verticales, 2016) qui lui vaut le Prix André Dubreuil du premier roman de la Société des gens de lettres. Elle y racontait une jeunesse bulgare à travers une narratrice qu’on suivait de l’enfance jusque dans ses turbulentes années d’adolescence – de son rêve de devenir cosmonaute comme Gagarine jusqu’à sa découverte de Kurt Cobain et la musique grunge. Ces deux expériences d’écriture littéraire et documentaire, entremêlées, engendrent l’idée d’une performance Youri Gagarine n’est pas une cantatrice sous forme de conférence teintée d’absurde.
Entre fébrilité créatrice et perfectionnisme volontaire, et vibrant de la même énergie punk de la scène underground de Sofia, Elitza Gueorgieva n’oublie jamais l’humour. Avant le cinéma qu’elle étudie à Lyon, elle désirait faire du théâtre. Elle conserve ce quelque chose de la comédienne. Être acteur c’est mettre en pratique le rapport du corps au langage, et inversement. Chez elle, le corps est, au demeurant, un médium, à travers des performances réalisées en festival, comme « Actoral » à Marseille, ou encore « Extra ! » au Centre Pompidou. Le français, langue étrangère qu’elle avait apprise à l’école en Bulgarie, est devenue son idiome d’écrivaine. Quoiqu’elle le maîtrise parfaitement, ce décalage consubstantiel au fait qu’elle n’est pas une locutrice native crée naguère des quiproquos et aujourd’hui une distance, à la fois linguistique et esthétique. De ces écarts assumés elle s’amuse à en déplier les ressorts narratifs. Son deuxième roman, L’Odyssée des Filles de l’Est, qui paraît aux éditions Verticales en janvier 2024, s’inspire de son expérience d’interprète du bulgare, lorsqu’elle prêtait main forte aux associations s’occupant de prostituées venant d’Europe de l’Est.
Lauréate de la résidence marseillaise, Elitza Gueorguieva est en cours d’écriture de sa troisième fiction autour de l’identité, question qui a surgi de manière aiguë à la suite de sa naturalisation en 2022. La romancière s’inscrit toujours dans une démarche artistique « à partir du réel ». « Je réfléchis depuis longtemps, explique-t-elle, à faire un projet à partir de protocoles administratifs, tout en les dépassant pour convoquer la part d’intime qu’ils cachent et qu’ils révèlent. » Quittant son pays natal et sa langue maternelle pour la France et le français, elle déploie par le truchement de son œuvre un regard d’une singularité cocasse sur cet effort de traduction de son individualité dans le langage commun et l’espace partagé. Dorénavant pleinement citoyenne de sa nation d’adoption, Elitza Gueorguieva est le Persan de Montesquieu devenu français, qui n’en garde pas moins son œil aiguisé, toujours encore un peu étranger en son propre pays.