En résidence au Couvent de la Cômerie, à Marseille, Lucie Demange, après un documentaire sur la difficulté de sa mère à accepter son identité non-binaire, travaille sur un film autour d’un pèlerinage à Lourdes impliquant une personne queer et une personne de foi.
« Cachez cette moustache que je ne saurais voir… » la mère de Lucie Demange paraphrase la célèbre citation du Tarfuffe en maquillant l’ombre brune sur la lèvre supérieure de sa fille dans Quitter Chouchou (2023, 28 min), le film documentaire réalisé par ladite fille moustachue. Dans la comédie de Molière, la tirade se poursuit : « … Par de pareils objets, les âmes sont blessées / Et cela fait venir de mauvaises pensées. » De mauvaises pensées la mère de Lucie n’en a aucune, seulement des regrets. Elle aurait tant aimé que sa fille fût autrement, c’est-à-dire fille. Fille, telle qu’elle s’imagine qu’une fille doit être. Or Lucie Demange a plutôt l’air d’un garçon, gracile, certes, mais lorsqu’on vous la présente, se tient devant vous un jeune homme élancé, de son époque, vêtu de noir, davantage l’allure d’un skateur que d’une ballerine. Quand les gens s’étonnent d’un prénom féminin pour un garçon, Lucie aurait envie de leur répondre « laissez tomber… » mais elle bredouille à la place de vagues explications sur le choix excentrique des parents. Le prénom, d’accord, on l’appelle comme elle a toujours été appelée, quid du pronom ? Faut-il dire « il », « elle », « iel » ? « Le pronom, je m’en fous, dit-elle, la vraie question pour moi c’est l’homosexualité L’acceptation des personnes LGBTQI + dans la société, la lutte contre les discriminations »… Les préjugés d’antan sont-ils toujours présents ? Elle a joué dans la première création du collectif queer Fléau social L’homosexualité, ce douloureux problème, « spectacle festif et immersif croisant documents d’archives et écriture de plateau ». Le titre est un clin d’œil ironique à une émission de RTL enregistrée en public le 10 mars 1971, où des militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) firent irruption dans le salle Pleyel où devait se tenir ce « débat de société ».
Fluide Lucie Demange ne l’est pas que dans son genre, elle l’est également dans ses activités. La lauréate de la Fondation Meyer, à Marseille, a plusieurs cordes à son arc. Avant la CinéFabrique, l’École nationale supérieure de cinéma de Lyon, où elle se forme au film documentaire, elle s’était passionnée pour le jeu d’acteur et suit des cours de théâtre au conservatoire Massenet de Saint-Etienne. Lucie est à l’aise aussi bien sur les planches que derrière la caméra. Elle participe à plusieurs projets de courts-métrages, au cadre, comme chef opérateur, comme réalisatrice, actrice. Depuis 2020, elle chante et compose pour Les poulets sans têtes, son « groupe de drama rock », à l’énergie rugueuse et électrique, rappelant le rock alternatif des années 1980… Cum grano salis, toujours. L’humour est un trait de personnalité de la créative polymorphe, née à Valence en 1995 qui parvient à désamorcer des sujets aussi délicats que celui de rapport mère-fille à travers le film susmentionné, le premier réalisé seule. Quitter Chouchou, après Sainté capitale des queers un film de 35 minutes coécrit et coréalisé en 2020, obtient le Prix du public au Cinéma du réel, à Paris en 2023.
Dans Quitter Chouchou, la séparation de la mère de Lucie d’avec son compagnon, le surnommé Chouchou, est l’occasion pour cette quinquagénaire de faire le point sur sa vie.
Mais ne pas se fier au titre. Ce documentaire est en vérité le moyen pour la réalisatrice d’interroger le rapport mère-fille et la difficulté de cette mère à accepter une fille dont l’identité de genre n’est pas normée. Des images de la Lucie d’alors encore en jupe que la mère visionne avec nostalgie au spectacle que lui offre la Lucie queer d’aujourd’hui en chantant Ma préférence à moi de Julien Clerc, le film entremêle les questionnements de l’intime aux réflexions sur le corps social, et ce qui l’entrave chez l’individu.
Pour sa résidence dans la cité phocéenne, Lucie Demange propose d’écrire un film sur un pèlerinage à Lourdes que ferait une croyante invalide accompagnée d’une personne queer.
Quoique d’un milieu pas franchement religieux, elle avoue avoir « toujours été attirée par le
catholicisme » : « Plus jeune, j’adorais le côté mystique des cathédrales, des vitraux, des
icônes. » Loin de toutes catégorisations réductrices et refusant les « confrontations frontales », ou le ricanement cynique, Lucie imagine cette improbable aventure humaine dans la « Las Vegas des catholiques », où une bénévole trans se retrouve à prendre soin d’une croyante percluse d’arthrite. En écrivant ce projet, la réalisatrice se rend compte qu’il a évolué, mais, assure-t-elle, « ça passe toujours à Lourdes. »