Le siècle aura beau lui préférer d’autres modes d’expressions plastiques : la sculpture, la photographie… Marcel Duchamp aura beau taxer cet art de « rétinien » et préférer le readymade. Bonnard reste fidèle à la peinture. Et quelle peinture ! Capture des couleurs du temps et des vibrations du bonheur, sa palette unique attrape comme par enchantement les joies furtives et la mélancolie tenace que baigne la lumière d’« un invincible été »… Si Bonnard n’a pas toujours été considéré à la hauteur de son génie, comme ses géants contemporains que sont Picasso et Matisse, d’aucuns ne s’y trompèrent pas. Matisse, ami de l’homme et admirateur de son travail, en découvrant dans un Cahier d’art de 1947 un article assassin de Christian Zervos, intitulé « Bonnard est-il un grand peintre ? », répond d’un coup de crayon outré à même la revue et assène un grand « Oui ! ». Balthus le considérait même plus grand que Matisse. Le critique Jean Clair n’a de cesse qu’il soit réhabilité, à travers ses essais, notamment sa contribution au catalogue de l’exposition Bonnard du Centre Pompidou en 1984 « Les aventures du nerf optique ».
À la fois lucide et ironique sur l’obsolescence annoncée de son métier, Pierre Bonnard sert « cette passion périmée de la peinture » jusqu’au dernier souffle, qu’il rend sous le ciel de Méditerranée, dans cette petite ville de bord de mer, qu’il visitait régulièrement depuis le début des années 1920, et où il s’installa définitivement en 1939 : Le Cannet.
« Pierre Bonnard, Le Cannet une évidence » pour reprendre le titre de l’exposition du musée qui porte son nom, sous la houlette de sa directrice Véronique Serrano… Et pourtant faire un musée dédié à Bonnard sur ce coin de Côte d’Azur n’avait rien au départ de si évident, n’eût été la détermination de trois personnes : la députée Michèle Tabarot naguère adjointe à la culture puis élue maire de la ville qui eut l’ambition pour Le Cannet du projet qu’elle fait voter en 2003, Françoise Cachin à la tête des musées de France et le mécène Philippe Meyer qui avait un goût particulier pour la peinture. Pour soutenir la gageure, il fallait un lieu – la ville l’avait trouvé : un ancien hôtel Belle Époque dont les travaux de réfection et d’extension seront confiés au cabinet d’architectes Ferrero & Rossi – mais aussi des œuvres ! « Françoise Cachin qui aimait beaucoup Bonnard, témoigne Véronique Serrano, a soutenu assez rapidement le projet ; elle en a parlé à son ami Philippe Meyer qui a décidé à son tour d’apporter son soutien en achetant un premier tableau qu’il a offert à l’État pour qu’il soit déposé au musée Bonnard quand il serait ouvert. Ce geste fort de la part d’un grand mécène a probablement pesé lourd dans le soutien officiel de la direction des musées pour décréter que le musée Bonnard pouvait recevoir l’appellation “musées de France”. »
L’ouverture officielle a lieu le 25 juin 2011 en présence du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. « avec une exposition mettant logiquement en avant ce qui avait prédisposé à sa création : « Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée » « En quatre mois le musée a reçu 53000 visiteurs, un vrai succès ! » rappelle non sans fierté la directrice, anciennement conservatrice du Musée Cantini à Marseille.
À la disparition de Philippe Meyer, son fils reprend le flambeau de ce soutien au Musée Bonnard. « En 2008, par exemple, raconte Véronique Serrano, Vincent Meyer choisit d’acheter aux enchères chez Christie’s à Londres un grand tableau de Bonnard peint en 1925 pour l’hôtel particulier de Bernard Reichenbach à Paris qui avait quitté le territoire français depuis la guerre. Il réalise cet achat en mémoire de son père. Vincent l’a donné à l’État pour les collections du musée Bonnard dès son ouverture en 2011 ce qui explique que ce soit un dépôt du musée d’Orsay, mais un dépôt somme toute un peu spécial. Cette magistrale Vue du Cannet est désormais une des œuvres clefs de nos collections, par son sujet mais aussi par ses dimensions. »
La collection continue de s’enrichir. Et la directrice du musée d’en témoigner : « Régulièrement en relation avec Vincent, je l’ai contacté en 2013 parce que passait en vente à Londres un des Amandiers de Bonnard en pensant que cela pourrait l’intéresser. Il était enthousiaste de ce projet d’acquisition et a proposé de participer pour moitié avec le musée. On se donne rendez-vous à Londres le jour de la vente sauf qu’une heure avant le départ je ne peux prendre l’avion, Vincent se rend donc seul à la vente au nom du musée et emporte l’acquisition. Il offre finalement la totalité de l’achat de ce tableau qui devient à son tour l’une des pièces fameuses et plébiscitée de nos collections. Vincent m’a avoué ensuite qu’il avait voulu l’acheter pour lui – parce qu’il aime les arbres et Bonnard – avant que je ne le sollicite. »
Alors, oui, Bonnard, Le Cannet : une évidence, ou plutôt une double évidence. Pour l’artiste qui fraya à ses débuts avec les Nabis auxquels il est d’abord assimilé, il y a un avant et un après Le Cannet : c’est là que se révèle à lui-même son idiosyncrasie picturale faite de jaune, d’orange, de rose chatoyants, de touches de bleu profond propre à la Méditerranée… Pour le visiteur qui dessille le regard. Se déploient ainsi grâce aux tableaux de Bonnard – car c’est un grand peintre ! – la beauté intime des paysages, de la nature, mais aussi le charme des meubles et des objets qu’enveloppent la tendresse discrète ou l’ennui calme du quotidien.
L’atelier au mimosa [hiver 1939, hiver 1946], ou L’amandier en fleurs [vers 1930], susmentionné, comme tant d’œuvres peintes au Cannet, sont d’une magie qui dévoile la vérité du soleil du Midi, et de midi – le plein jour de la vie qui palpite et s’en va. Il y a quelque chose de japonais chez Bonnard – « le Nabi très japonard » disait de lui le critique d’art et galeriste Félix Fénéon. Mais pas tant par le motif des arbres aux sublimes floraisons que l’esprit même de l’esthétique japonaise : la gémellité du beau et de la mort. Le soleil est coruscant et la tristesse est une imperceptible brume. Chanter la beauté du moment, car la beauté n’a qu’un moment. Et comme l’écrit Bonnard dans l’un de ses carnets : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux. »
Sean Rose